Tract du Bureau politique : 1943

Tract du Bureau Politique

 

Tunis, 13 mai 1943

A l’heure où des circonstances extraordinaires me permettent de parler librement au peuple tunisien, je me ferai un devoir de lui dire sans réticence toute ma pensée. Grâce aux efforts des Puissances Unies et en particulier de la France combattante, nous venons d’échapper à un danger mortel! la domination fasciste.

Bien avant la guerre, nous avons dénoncé les visées de Mussolini sur te Tunisie et 1’œuvre de noyautage et d’encerclement qu’il poursuivait dans ce pays pour dominer la Méditerranée, supplanter la France sur le versant africain, reconstituer au profit de l’Italie le vieil empire romain.

Mais à cette époque, il était de bon ton de nous accuser de collusion «psychologique» avec l’Italie et de voir en moi, en particulier, l’ennemi public n°1, celui qui voulait «jeter les Français à la mer ».

La guerre, si elle apporté aux Français bien des déceptions et des catastrophes, a eu au moins le mérite de leur montrer où sont leurs véritables amis, ceux qui, durant les jours d épreuves, alors que tant de Français s’étaient abandonnés, se sont obstinément rerusés à désespérer de la France.

Il n’est pas d’exemple dans l’histoire des peuples qu’un chef de Parti maltraité comme je lai été par la volonté de certains Français, frappé dans ses affections les plus chères, soit resté fidèle à la France, ait refusé de faire le jeu de ses ennemis alors qu’ils venaient de lui apporter la chose à laquelle tout homme tient par-dessus tout : la liberté.

Cela s’est vu et bien des Français, et non des moindres, en ont éprouvé un sentiment de fierté doublé de remords.

Pendant les trois mois que j’ai passés à Rome, traité comme un Chef d’État, je me suis obstinément refusé, à peine sorti des geôles françaises, à dire un mot de haine ou de vengeance contre la France meurtrie, à prononcer une parole d’hostilité contre les Anglais, les Américains ou les Juifs.

Et lorsque devant la menace des événements militaires et dans lai

crainte de perdre la face, le Gouvernement italien se décida à regret à me ramener en Tunisie, mon premier soin a été de freiner le mouve­ment purement sentimental qui portait certains Tunisiens vers les puissances de l’Axe, parce qu’elles avaient eu l’habileté de libérer tous

les détenus destouriens.

J’ai fait cela, et tout le monde le sait, à un moment où il y avait quelque courage à le faire.

Enfin, malgré les sollicitations les plus pressantes, malgré les avis intéressés de ceux qui me menaçaient des pires représailles de la part des Français et qui me criaient de sauver ma peau, je me suis refusé à retourner à Rome de mon plein gré, préférant le risque de tomber sous les coups de l’incompréhension et du parti pris de ces Français, à la honte d’aller me mettre au service des ennemis de la France, qui sont en même temps les ennemis de ma patrie.

Mais cela, c’est le passé. Des fautes ont été commises de part et d’autre. Elles sont reconnues de part et d’autre aussi. Nous n’avons pas à y revenir.

Pour, le moment, l’avenir seul compte. Or l’avenir exige l’union des Français et des Tunisiens; une union totale sans conditions ni réserves.

Les circonstances la rendent heureusement possible, car ce qui l’avait empêchée, jusqu’ici, c’était la méfiance instinctive, irraisonnée de certains Français à l’endroit du nationalisme tunisien et de ses chefs. Ils ne pouvaient pas imaginer qu’un mouvement comme celui que j’ai l’honneur de diriger pût être sincèrement acquis à la puissance française. Toutes nos assurances passées étaient mises sur le compte de la ruse, de la duplicité ou du machiavélisme. Or, les circonstances de la guerre et de l’après-guerre viennent enfin de démontrer d’une façon émouvante que notre loyauté à l’égard de la France n’était pas une attitude de commande. Les préventions étant heureusement tombées, la voie est libre pour une collaboration confiante et fructueuse en vue du relèvement du pays.

Six mois d’occupation par les forces de l’Axe ont couvert ce pays de ruines. Un champ d’activité immense s’ouvre devant nous. Oublions le passé et tout ce qui nous divise. Ne pensons qu’à notre salut qui se fera par l’union de toutes les énergies, de toutes les bonnes volontés.

Ce qui nous a divisé est peu de chose par rapport à ce qui aujourd’hui nous unit. Tunisiens, mes amis, écoutez la voix d’un homme que vous savez inaccessible à la peur, d’un homme dont vous connaissez le dévouement et la loyauté, d’un homme qui, aujourd’hui comme hier, n’a en vue que votre intérêt. Faites bloc aujourd’hui avec la France; hors la France, il n’est pas de salut.

La France combattante ne refusera pas les bras qui se tendent vers elle, pour une oeuvre de prospérité et de concorde que les circonstances rendent plus urgente que jamais.

Cette expérience sera décisive.

De son succès dépend le destin de notre patrie. Car la France tout entière, une fois libérée du joug nazi, n’oubliera pas. je vous le jure, ses vrais amis, ceux qu’elle aura trouvés à ses côtés dans les jours d’épreuves.

Débarrassée des préjugés qui ont jusqu’ici entravé ou annihilé ses bonnes dispositions à notre égard, elle pourra, j’en suis persuadé, pratiquer en Tunisie une politique plus conforme à son génie, sans être constamment arrêtée par la crainte de voir cette politique se retourner contre elle au moment du danger.

Un monde nouveau verra le jour après cette victoire. Les Nations Unies l’ont solennellement promis.

Notre premier devoir à l’heure présente est de les aider à gagner la guerre. Et la meilleure façon de les aider, c’est de faire bloc avec la France qui lutte, et de tout sacrifier en vue de ce résultat. Le deuxième devoir est de leur faire confiance. Les Alliés ne tromperont pas nos espoirs parce que l’expérience de la dernière guerre et de la paix boiteuse qui l’a suivie a montré que, hors d’une organisation interna­tionale garantissant aux petites nations leur droit à la vie, aucune paix durable n’est concevable entre les grandes puissances.

C’est donc, pour la communauté humaine, une question de vie ou de mort.

Mais aujourd’hui, il importe avant tout de gagner la guerre.

Et nous la gagnerons.

 

Habib BOURGUIBA

Laisser un commentaire

8 + 7 =